Il y a des jours où je suis plutôt satisfait de moi. Je fonce, tête baissée. Je ne raterai pas mon métro ce matin, j'ai beau m'être accordé deux sonneries supplémentaires de réveil avant de m'extraire de ma couette (7 mn entre chaque sonnerie), j'ai beau avoir somnolé assis dans ma baignoire de 50 cm, la pomme de douche posée sur mon torse, j'ai beau avoir pris mon temps en essayant d'organiser quelque peu mes cheveux… rien ne m'arrêtera. Je fonce, tête baissée. Je suis sûr de moi, ce matin je serai à l'heure, en avance même, peut être. En avance seulement si j'ai le métro de 7h40.
Je fonce, tête baissée. Je sens que mes jambes décollent, mes pieds vont vite, tellement vite ; ils ne touchent déjà presque plus le sol. Je suis un automate. Trop de choses ne vont pas, beaucoup trop de choses, dans de nombreux domaines, mais moi, en un clin d'œil je suis déjà aux ¾ du chemin.
Je croise les gens, ils sont trop lents. Je dois aller encore plus vite, toujours plus vite.
Je fonce, tête baissée, et je réalise que je marche deux fois plus vite qu'une femme, là devant, de plus en plus proche, à chacun de ses pas mes jambes en ont déjà accomplies deux. Je jubile. Prestissimo. Elle se traine. Si elle marche aussi lentement, et si je vais deux fois plus vite, c'est donc que je parcours deux fois plus de distance qu'elle. Reportons cette donnée sur une année, sur une vie. Ainsi, par la seule force de mes jambes, par ma volonté et par ma vitesse, en allant deux fois plus vite qu'elle, je vois deux fois plus de choses, je profite deux fois plus, je vis deux fois plus. Je rentabilise.
C'est seulement après l'avoir dépassé qu'un frisson parcourt ma nuque. Je vais vite, c'est un fait, mais depuis que je suis sorti de mon immeuble je n'ai pas décollé les yeux de mes chaussures, du sol. Je n'ai fait qu'observer mes pas, allant de plus en plus vite, et ma montre aussi. Mes pieds, ma montre, et ses pas à elle, idem. Je n'ai rien vu d'autre. Je traverse, je cours et je ne vois rien.
Je ne vis pas deux vies, je n'en vis aucune.
Je fonce, tête baissée.